Publié le 30/05/2016
Nouvel article prospectif proposé par Jean Claude Fraval pour le pôle Images & Réseaux. L’intégral est disponible sur les Espaces Collaboratifs du pôle. L’innovation technologique a d’abord été celle des outils, des instruments. A un besoin bien précis, répondait un outil, un instrument. Cette approche est encore proche de nous, puisque les premiers téléphones mobiles, répondaient au besoin de communiquer en mobilité. La capacité de changer de logiciel a rendu caduque cette liaison besoin-outil, puisqu’en changeant le logiciel, un même outil pouvait alors servir à satisfaire plusieurs besoins. Ce n’était qu’une possibilité. Il a fallu alors la rupture de la « multitude »[1], rupture plurielle, qui a multiplié le nombre de développeurs d’applications, qui a multiplié le nombre d’utilisateurs et qui a multiplié la capacité d’innover et de concevoir de nouveaux usages. Ce cercle « vertueux » est comme tout cercle, sans début, ni fin. Est-ce la multiplication des usages qui a fait la multiplication des utilisateurs et des développeurs ou bien est-ce la multiplication des développeurs qui a fait la multiplication des usages ? Probablement les deux, qui entrant en résonnance, ont fait l’une et l’autre cette rupture. Toujours est-il qu’il n’existe plus aujourd’hui d’outils ou d’instruments « numériques » qui ne soient accompagnés de leurs cohortes de services et d’applications. En reprenant une brève histoire des smartphones et des tablettes, que seraient les iPhones, les iPads sans iTunes et l’AppStore ? Pire, si aujourd’hui pour la première fois de leur histoire les iPhones sont en perte de croissance, n’est-ce pas parce que les services, les applications ne progressent pas aussi vite, ne se multiplient pas et les usages restent « constants », laissant ainsi leurs utilisateurs avec les mêmes services, les mêmes applications, les mêmes usages. Alors pourquoi changer d’iPhone ? Toujours pour rester sur Apple, n’est-ce pas une explication à la recherche « effrénée » des nouveaux services (iTV, AppleWatch par exemple). Cette tendance se généralise à tous les secteurs de l’économie numérique, qui voient dans la course aux services, la solution de leur croissance, voire même la solution de leur survie. Les établissements bancaires qui deviennent Opérateurs Virtuels (MVNO), entrent en conflit avec les opérateurs (TELCO) qui deviennent des établissements bancaires ou financiers[2]. Une autre manière de voir cette « diversification », cette « intégration » est d’y voir une recherche de l’intégration vers l’aval, c’est-à-dire vers le client. Etablir, renforcer, confirmer le contact avec le client c’est la certitude de garder la connaissance de sa clientèle, en général – pour connaître ses attentes, ses besoins -, en particulier – pour garder, analyser, vendre les données récoltées au cours des interactions passées.
La « multitude » se manifeste de plusieurs façons. Tout d’abord les volumes. Le nombre d’Internautes est passé de 400 millions en 2000 à 3200 millions en 2015, soit une croissance moyenne de près de 15% par an. Plus encore, la multitude se manifeste par le nombre d’interactions. Si les courriels « utiles » (hors spam) sont des interactions entre individus entre eux ou entre individus et organismes, alors plus de 780 000 interactions ont lieu chaque seconde. Autant d’échanges, d’occasions de découvrir, d’innover et ce d’autant plus que l’accès est désormais multiple (PC, smartphones, tablettes). Autre source de « multitude », le nombre de sites « sociaux » qui augmente, se diversifie et en conséquence se segmente. Enfin, dernier levier, celui de l’innovation, fille de l’interaction.
Le nombre d’usages d’un même équipement (d’un même objet connecté) peut varier selon plusieurs critères. Pour un même usage, le nombre de moyen d’accès augmente. Ce nombre atteindra 7,1 écrans par foyer en 2020. Ce ne seront pas les seuls objets connectés du foyer. S’y ajouterons les différents objets qui seront autant de « portes » d’accès vers le monde extérieur comme vers notre champ personnel. Au terme d’usage il convient d’associer le terme d’expérience utilisateur. L’UX (User Experience) représente l’effort qui est réalisé pour rendre un contenu, une application, un service « reproductible », c’est-à-dire répétitif ou transmissible (à d’autres par recommandation). Il est alors évident qu’une expérience utilisateur réussie sera réutilisée pour d’autres usages ou par d’autres pour le même usage. On aborde là un domaine où une très grande partie des éléments constitutifs découlent des techniques du marketing, soit en « entrée » (données en entrée, provenant des interactions précédentes) soit en sortie (données collectées au cours de l’interaction). Cette interaction est amplifiée par la possibilité d’une collaboration, d’une contribution, d’une recommandation. Nous sommes encore dans le cas d’une interaction mais il s’agit alors d’une « incitation à » ou simplement d’un témoignage.
La recherche d’une liaison directe avec le client est à l’origine d’une mutation profonde dans la gestion des relations avec la clientèle, qu’il s’agisse de passer de l’usager au client (comme pour les services publics ou les anciens services publics – La Poste, La SNCF, … -), ou d’entamer une relation avec ses clients. Cette relation peut se faire pour la conception de nouveaux produits ou services (on parlera alors de « prosumerism »[1]). Il est alors évident que l’utilisation d’une plateforme numérique pour faciliter ces échanges sera bénéfique. D’autres approches se font jour où la désintermédiation en est le principe (Airbnb, Blablacar, Uber sont les plus cités). Il s’agit alors de l’économie du partage (« sharing economy » ou « gig economy »). Cette économie du partage atteindra en 2025 (pour seulement les 5 secteurs les plus utilisés : hospitalité, véhicule, finance, musique, télévision et vidéo) près de US$335bn contre US$15bn en 2013 mais surtout représentera un volume identique à celui du secteur traditionnel de la location (alors qu’en 2013, l’économie du partage ne représentait qu’un peu plus de 6% de ces secteurs). La croissance se rapproche de 30% par an sur cette période. Encore ne s’agit-il que de l’une des formes de cette désintermédiation.
Aujourd’hui la boucle est bouclée : non seulement les clients (et/ou utilisateurs) participent à la conception des produits et/ou des services mais ils participent aux tests, ils participent volontairement aux lancements, à la réputation, … et involontairement à l’ensemble des données qui sont collectées, analysées et évaluées qu’ils contribuent à élaborer à chaque interaction. Cette approche aura pour conséquences une segmentation toujours plus fine de la clientèle, qui à termes conduira à des produits « à la demande ». On aboutira alors à un paradoxe, passer d’un marché de masse (la multitude) à une masse de marchés de niches. Il est tout aussi évident que cette nouvelle approche ne pourra se faire que par la possibilité de passer rapidement d’une production à une autre, d’une logistique à une autre, d’une distribution à une autre. Là encore tout sera question de flexibilité et d’agilité. L’industrie 4.0 est à ce prix.
Tout démontre que la croissance de la multitude (croissance du nombre d’internautes), la fréquence des interactions (croissance du nombre de contenus, d’applications, de services, de développeurs), la capacité à interagir sur un nombre toujours plus grand d’accès, d’équipements (nombres d’équipements connectés par foyer, par personnes, y compris les objets connectés), leur capacité à générer de nouvelles interactions (big data, analytics), l’extension de la portée d’une interaction dans la quasi-totalité de la chaîne de la valeur (industrie 4.0) va encore accroître ces révolutions, ces ruptures. Encore aujourd’hui un outil ne sert qu’à une seule personne à la fois alors que l’usage sert déjà à tout le monde en même temps. L’exponentiation est là.
[1] Don Tapscott reintroduced the concept in his 1995 book The Digital Economy
[1] L’âge de la multitude : entreprendre et gouverner après la révolution numérique. Livre d’Henri Verdier et Nicolas Colin.
[2] Le Crédit Mutuel, la Banque Postale devenant MVNO. Orange rachetant Groupama Banque.