Publié le 13/07/2016
C’était le clou de l’Open Innovation Camp du 5 juillet. La conférence de clôture réunissait deux esprits décapants, d’un côté le multi-entrepreneur et digital champion Gilles Babinet, de l’autre le paléoanthropologue Pascal Picq, pour débattre d’innovation, d’ouverture, de rupture. Deux cheminements opposés qui conduisent pourtant à des analyses voisines. Notamment à l’idée que diversité et pluralité sont parmi les clés pour innover.
L’un est un savant. Pascal Picq est paléoanthropologue au Collège de France. Ses recherches portent sur les origines de la lignée humaine en lien avec les théories de l’évolution. Mais sa réflexion s’étend aussi au monde de l’entreprise, pour lequel il a écrit “Un paléoanthropologue dans l’entreprise : S’adapter et innover pour survivre”.
L’autre est un autodidacte devenu entrepreneur. En 25 ans Gilles Babinet a fondé neuf entreprises dont la spécialiste de l’analyse big data, Captain Dash, ou encore la plateforme de co-création eYeka. Il est aussi le digital champion de la France auprès de la Commission européenne, donc en charge de promouvoir le numérique dans notre pays et de mettre la stratégie numérique au cœur des enjeux européens.
Tous deux concluaient l’Open Innovation Camp, le rendez-vous Images & Réseaux autour des projets collaboratifs et startups, par une conférence/table ronde sur l’innovation numérique, son management, la notion d’open innovation, de disruption… Animé par Aurélie Crété, l’événement se tenait à Cesson-Sévigné dans le nouveau campus de Technicolor.
Comment passe-t-on de la paléoanthropologie à l’entreprise ? De façon très logique, explique d’abord Pascal Picq. Parce qu’étudier les stratégies d’adaptation dans la nature ainsi que l’impact des outils et des technologies dans les sociétés humaines revient à faire “de l’anthropologie de l’innovation”. “Le sens, la diversité, l’équité…, ce sont des questions d’anthropologie, ce sont aussi des questions d’entreprises.” Le chercheur pointe au passage que “L’entreprise est la grande inconnue des études universitaires.”
Déjà, le chasseur-cueilleur était “très innovant”. Ou plutôt faut-il dire les chasseurs-cueilleurs, car “ils étaient très diversifiés”. Et c’est de cette diversité, “des interactions complexes de l’espèce avec l’environnement”, que naît la capacité d’adaptation. Le mouvement est toujours en cours, “nous continuons à évoluer comme toutes les espèces”. Dont les micro-organismes qui nous entourent et nous habitent, car il s’agit de processus de “co-évolution”.
Ce monde en perpétuelle évolution est aussi celui de l’entreprise d’aujourd’hui. Avec des propositions diversifiées qui, lorsqu’elles passent dans les usages, lorsqu’elles sont adoptées, sont le moteur de l’évolution de la société. Pascal Picq illustre par la naissance de réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter, “au départ, ils ont fait ça pour se marrer”, et qui ensuite seront à la base de bouleversements sociétaux à l’exemple des printemps arabes.
Gilles Babinet ajoute à cette analyse du processus qui mène à l’innovation “un changement de forme brutal depuis une dizaine d’années”. Auparavant, l’innovation était incrémentale, le meilleur exemple étant celui du moteur à explosion dont les performances ont évolué progressivement “pendant 150 ans”.
Aujourd’hui, nous sommes passés à l’ère de l’innovation de rupture, qui concerne aussi bien les systèmes que les business models. À l’organisation hiérarchique de l’entreprise et à la séparation des compétences, Giles Babinet préfère un modèle “horizontal” qui favorise la pluridisciplinarité et l’intégration de profils atypiques tels que “des parcours contrariés ou des autodidactes”.
Cette “horizontalisation du monde” s’accompagne d’une accélération. Le niveau de sophistication des appareils qui nous entourent est tel que “nous interagissons plus avec les machines qu’avec l’humain”, à l’exemple du temps passé sur les smartphones. Ces machines très rapides conduisent à un “temps plus court” qui est “un des aspects de la révolution anthropologique d’aujourd’hui”.
Pascal Picq est en phase avec l’idée d’une nouvelle organisation de l’entreprise. Pour lui, le modèle du passé est celui imaginé par Jean-Baptiste de Lamarck, un naturaliste qui a une conception très mécaniste de l’évolution : “le cou de la girafe qui s’allonge pour atteindre les branches”. C’est une vision incrémentale de l’évolution, qui correspond, rapportée à l’entreprise, à une culture de l’ingénieur évoluant dans un monde linéaire et prévisible.
À ce modèle lamarckien il oppose le modèle darwinien : un monde complexe et instable qui évolue de façon non linéaire, un système co-évolutif propre à engendrer des innovations de rupture. “Le comportement imprédictible des startups” en est une illustration. Pascal Picq fait l’hypothèse d’une nouvelle forme d’organisation, “l’entreprise auto-adaptative”, qui mixe toutes les compétences, y compris créatives, avec une approche essai/erreur et une culture de l’émergence.
Par ailleurs, il lance à plusieurs reprises des mises en garde à propos de l’interaction avec les machines : “Il faut faire attention aux algorithmes”… “Le vrai danger n’est pas la machine mais la manière dont on l’utilise”… “Si on ne déploie pas des aptitudes humaines autour de ces machines, on est foutus.”
Que pourrait-être un environnement favorable à l’innovation ? Gilles Babinet explique avoir visité plusieurs écosystèmes à travers le monde, dans lesquels il a repéré quelques fondamentaux : une continuité des politiques publiques, avec un investissement important et constant y compris aux États-Unis, une taille critique, qu’il estime au minimum à 10 000 personnes, un financement efficace pour lever des fonds, une culture qui autorise la prise de risques et le rebond. Également, un environnement qui favorise le pluralisme : “Le choc culturel, de compétences, d’histoire… C’est ça qui produit l’innovation.”
Parlant de la génération montante, il se dit être souvent impressionné : “Je n’apprends plus de mes amis mais des gens qui ont entre 20 et 30 ans.” Des jeunes qui, selon Gilles Babinet, “scannent l’information plus qu’ils ne sollicitent la mémoire”. Un fonctionnement nouveau qui permet d’appréhender les concepts de manière “pointilliste” tout en étant “capables de les associer”. L’organisation favorable à l’innovation intègre ces nouvelles qualités. C’est celle qui “débride l’imagination, avec une vraie capacité à susciter l’intuition, le jaillissement”.
Pour Pascal Picq la diversité est une condition nécessaire mais pas suffisante : “Il faut que les divers se rencontrent.” C’est le principe même de la co-évolution. L’avenir est dans la mixité : mixité des genres, des cultures, des générations. Dans la variété des profils également. Pour appuyer, il lance cette formule à l’assistance : “Il faut ouvrir l’entreprise… Invitez plus d’artistes !”
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