Publié le 20/12/2017
La presse en fait ses choux gras : robots, véhicules autonomes, chatbots, l’intelligence artificielle serait la nouvelle révolution. Mais quelle est la juste place de l’IA dans les industries culturelles et créatives ? Peut-on aller jusqu’à imaginer remplacer l’artiste ? C’était parmi les questions agitées le 13 décembre à Nantes lors de la journée “Créativité et émotions à l’heure de l’intelligence artificielle”.
Le développement d’intelligences artificielles dotées de capacités créatives et émotionnelles interroge. “Ça gratte notre humanité”, dira l’un des intervenants. D’un côté, certains métiers sont menacés. Y compris dans le domaine du design et de la création. De l’autre, l’utilisation d’automates intelligents ouvre de nouvelles perspectives en termes d’expérience artistique et de contenus culturels.
La journée du 13 décembre croisait les points de vue sur la question. Un échange inédit entre ingénieurs, chercheurs, designers et artistes pour tenter d’y voir plus clair sur la réalité de l’intelligence artificielle aujourd’hui. Aussi sur ce qu’on peut en attendre – ou craindre ? – pour demain. La journée était organisée par Stereolux avec La Cantine de Nantes et Images & Réseaux, dans le cadre du cycle thématique Art, design et intelligence artificielle, (#cycleIA). Ce qui suit fait référence aux échanges de la matinée.
Dans une première partie intitulée Intelligence artificielle et créativité, Cyrille Chaudoit commence par un tour d’horizon de “ce qui se fait de mieux”. Directeur innovation digitale de l’agence de communication The LINKS, il explique comment des IA peuvent, par exemple, générer de nouvelles images. Ceci grâce à “deux réseaux neuronaux qui se complètent et qui s’affrontent”. Chacun a été entrainé à partir d’une multitude d’œuvres, ce qui lui permet de juger de l’originalité de la production de l’autre. L’idée étant d’inventer “un style totalement inconnu”. Une expérience de ce type menée par la Rutgers University a été prolongée par un sondage aux résultats troublants. Le panel de personnes sondées s’est révélé incapable de faire la distinction entre production artificielle et humaine. Mieux, “les échantillons produits par l’intelligence artificielle ont généré plus d’émotion”.
L’intervenant multiplie alors les exemples : images, musique, cinéma, clips vidéo… Mais, cette production étant “guidée”, s’agit-il vraiment de création ? “On peut parler de créativité”, estime Cyrille Chaudoit. Parce que, contrairement à l’informatique traditionnelle, l’intelligence artificielle est “en capacité de déborder les règles”. Toutefois, il ne s’agit pas réellement d’expression artistique : “L’intelligence artificielle n’est qu’un outil… L’art, c’est plus compliqué… L’art drive les changements de société.”
Julien Gachadoat, designer d’interactions, voit la créativité “plutôt du côté de la recherche et de l’ingénieur”. Parce que ce sont eux qui ont inventé “l’architecture complexe” qui permet l’intelligence artificielle. L’état de l’art enseigne que “l’IA se nourrit de données, mais de données qui sont produites par l’homme.” Ce qui montre les limites de l’apprentissage automatique. Car il dépend étroitement du “dataset”, le jeu de données qui permet aux algorithmes de s’entrainer. Le designer voit dans l’intelligence artificielle une opportunité pour l’artiste de créer avec les réseaux de neurones en les détournant de leur objet. À l’exemple du projet DeepDream qui utilise des couches neuronales pour créer des images fantasmagoriques par interprétations successives de photographies.
Au cours de la table ronde à suivre, animée par Elisa Braun du journal Le Figaro, Lionel Oisel, Principal Scientist à Technicolor, s’attache à “mettre un bémol”. Pour lui, il existe “beaucoup de fantasmes” autour de l’intelligence artificielle. Bien-sûr, certains métiers sont menacés. Il prend l’exemple du détourage d’image, souvent sous-traité en Asie, qui sera à coup sûr remplacé par un traitement logiciel. Pour le reste, la création audiovisuelle automatique n’est pas pour demain : “Nous sommes loin d’avoir des outils utilisables tels quels.”
Luis Galarraga del Prado va aussi dans ce sens : “La création est une propriété des êtres vivants.” Le chercheur de l’INRIA estime que l’intelligence artificielle est d’abord développée pour l’assistance technique : “l’accompagnement plus que le remplacement”. Cyrille Chaudoit parle alors du “mythe du grand remplacement”, qui selon lui, ne menace en rien les métiers de la création. Par contre il souligne l’un des dangers des techniques d’apprentissage : l’automate n’apprend que ce qu’on veut bien lui soumettre. “Ce qui m’inquiète, c’est qui crée les datasets.”
Cette préoccupation rejoint une autre, exprimée par Lionel Oisel. Celui-ci souligne que les développements sur l’intelligence artificielle se concentrent autour d’une poignée de géants du web. “Ils recrutent les meilleurs chercheurs. On leur donne toutes nos données : nos images, nos préférences, nos recherches sur internet… C’est un sujet dont il faut s’emparer en France, en Europe.”
La seconde partie, Intelligence artificielle et émotions, débutait par le point de vue de Filipe Vilas-Boas. Un artiste média dont les installations sont souvent inspirées de nos usages de la technologie. Leurs bon-côtés et surtout leurs travers. Ainsi l’œuvre Casino Las Datas symbolise l’usage addictif des plateformes ; une machine à laquelle on joue à confier ses données sans jamais rien gagner. Pour l’artiste : “L’intelligence artificielle, c’est l’externalisation des fonctions cognitives… Une fusion homme-machine.” Puis il multiplie les questionnements. Sur le culte du chiffre : “Est-ce que les chiffres vont dessiner à notre place ?” Sur la croyance dans les données, qu’il appelle “dataïsme”. Sur le profilage qui s’apparente à de la “surveillance de masse”. Sur le risque du “totalitarisme technologique”. Pourtant l’intelligence artificielle est capable de nous émouvoir. Pour preuve, cette berceuse artificielle censée mieux nous endormir commandée par l’assureur AXA. Mais l’exemple montre qu’il s’agit davantage “de perfection et d’efficacité” que de recherche de nouvelles émotions.
Les travaux de Julien Pierre, enseignant-chercheur à Audencia, se penchent sur l’intérêt grandissant des grandes plateformes pour la dimension émotionnelle du web (voir L’intelligence artificielle face au défi des émotions). Il commence par distinguer les émotions, intra individuelles, des affects qui circulent entre individus. Que faut-il à l’intelligence artificielle pour échanger des affects avec les humains ? “De l’empathie”, affirme-t-il. Autrement dit : “Comprendre l’émotion, et même la vivre.” On est là dans un champ de la recherche informatique appelé “affective computing”. Mais sommes-nous capables d’empathie avec des artefacts ? Oui d’après le chercheur. Qui prend l’exemple du doudou si cher au jeune enfant, ou de la voiture en panne après laquelle on s’emporte. C’est “le regard anthropomorphique”, qui est aussi une de nos caractéristiques.
La table ronde à suivre apporte quelques exemples concrets. Jean-Marc Diverrez, de l’IRT B-com, travaille sur des outils de capture et de mesure du stress et de l’émotion. Notamment par l’observation du rythme cardiaque, de la respiration… Émilie Poirson, de l’Université de Nantes, cite le projet de Maison connectée pour la santé qui permet de sécuriser un patient à distance. Ou encore de la voiture qui refuserait de démarrer si elle juge que le conducteur n’est pas en état. De ces échanges émerge inévitablement un questionnement éthique partagé par tous les intervenants. Dont ces mots de Filipe Vilas-Boas : “Posons-nous la question : qu’est-ce qu’on sous-traite à la machine ? Où est la barrière ? Sur quoi a-t-on envie de se concentrer et de quoi a-t-on envie de se défaire ?”