Musique : “Il reste à inventer l’instrument pour jouer du numérique”

Publié le 27/09/2016

Laurent de Wilde

Pianiste de jazz de renom, Laurent de Wilde est aussi écrivain. Son dernier livre, “Les fous du son”, raconte le génie et l’extravagance des inventeurs qui ont apporté à la musique le son électrique et électronique. Une histoire faite de passions illuminées, d’impasses désastreuses et d’avancées déterminantes. Une histoire qu’il reste à construire aujourd’hui avec le numérique. Il intervient à Rennes, le 1er octobre, lors de la Journée Science et Musique.

Dans votre propre histoire, quel a été votre rapport à l’électronique ?

Laurent de Wilde. Je suis tombé amoureux du jazz quand j’étais tout petit après avoir entendu un disque d’Oscar Peterson. C’était la plus belle musique du monde, j’allais y consacrer ma vie. Ado dans les années 70, tous les gens que j’admirais étaient en pleine phase électrique et électronique. C’était Weather Report, Return to Forever… Dès que j’ai pu économiser assez d’argent, vers 13 ans, j’ai acheté un orgue Farfisa Matador qui a été longtemps mon complice. Il avait des petites boites à rythme, avec des rythmes présélectionnés : samba, bossa nova… Très rapidement, j’ai été branché sur l’électricité dans la musique.

Ensuite j’ai vécu l’arrivée du Macintosh, le Yamaha DX7, le studio MIDI… Tout cet environnement m’est devenu familier. Mais c’est en 2000, avec l’arrivée du Mac G3, qu’on a pu commencer à envisager des home studios performants. Nous nous sommes tous retrouvés avec la possibilité de créer des productions abouties avec juste un ordinateur, des micros et une carte son. J’ai arrêté pendant quelques années de jouer du piano acoustique. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment commencé à m’intéresser aux deux facettes de la musique : d’un côté la musique proprement dite avec l’intention qu’on veut y mettre, de l’autre le son.

Les techniques du son ouvrent-t-elles de nouvelles possibilités de création ?

Depuis la numérisation du son, tout devient accessible depuis un ordinateur. Clairement, la création musicale est plus facile qu’avant. Dès qu’on a un petit goût pour la musique et deux ou trois envies de son, c’est extrêmement facile de parvenir à produire quelque chose de conforme aux normes de ce qu’on peut entendre aujourd’hui. Après, ça ne veut pas dire que cette musique est bonne ou remarquable.

Toutes les époques ont été traversées par des révolutions qui facilitaient l’acte créatif. Aujourd’hui, nous vivons dans une profusion hallucinante de possibilités créatives, mais ça n’empêche pas une sorte de sélection naturelle : de toutes ces créations il n’y en a qu’une sur cent, sur mille, sur dix mille qui dit quelque chose de vraiment nouveau. Qui tout à coup fait apparaître une autre forme de musique, qui elle-même sera reprise et déformée. C’est un cycle qui ne s’arrête jamais.

Dans l’histoire du son, comment se sont produites les ruptures ?

Quand on se penche sur les grands moments de bascule, on s’aperçoit qu’il s’agit en réalité d’un travail collectif. Une idée est dans l’air et il existe trois ou quatre grands esprits plus ouverts que les autres pour l’attraper. Charles Cros et Thomas Edison posaient les principes du phonographe à peu près en même temps en ignorant tout de leurs travaux respectifs. L’histoire abonde d’exemples de ce genre. Comme Moog et Buchla qui mettent au point le synthétiseur modulaire à un an d’écart, l’un sur la côte Est des États-Unis, l’autre la côte Ouest.
Donc l’histoire du son est aussi faite de brevets et de procès. C’est comme ça que le destin de chaque inventeur se définit, par la façon dont il gère la primauté de son invention. Laurens Hammond, et son fameux orgue Hammond, a très bien su protéger, industrialiser et marketer son instrument. C’est un destin singulier de réussite. Les heureux élus se comptent sur les doigts d’une main.

Car il y a eu des flops, des machines sans avenir ?

L’exemple le plus emblématique est celui de Taddeus Cahill et son Telharmonium. C’est une invention magnifique qui a fonctionné pendant à peu près 8 mois alors que l’inventeur y a dévoué toute sa vie. Ce fut le premier orgue électromécanique avant même l’invention de l’amplification. La machine pesait 200 tonnes, dont il utilisait la musique pour la transmettre directement sur les fils de téléphone. Car il inventait en même temps le concept de musique en ligne. L’instrument a émis pendant l’année 1906 dans une vingtaine d’endroits dans Manhattan. Après ça, la radio est arrivée, Cahill est mort ruiné… Il avait pourtant posé le principe fondateur de toute la musique électronique.

Et pour le futur de la musique, avez-vous des idées, des rêves ?

Aujourd’hui, l’ordinateur est un nouvel instrument de musique. C’est acté. Mais il va falloir trouver autre chose que le clavier et la souris pour en libérer toutes les possibilités. L’idéologie marchande a proposé en numérique ce qui existait en analogique : le logiciel de prise de son ressemble à une console de vrai studio, les boutons à de vrais boutons. Maintenant, on a passé cette période du syndrome de l’imitation.

La définition du son numérique est devenue hallucinante. Néanmoins se pose cruellement la question de l’interface. Quel instrument va-t-on inventer pour jouer du numérique ? Il nous reste à développer un contrôleur entre l’homme et la machine dans l’univers des trois dimensions, capable d’interpréter le geste dans l’espace pour utiliser au maximum toutes les ressources de l’ordinateur. Une alternative au clavier qui soit aussi riche, aussi sensible et aussi instinctivement musicale.

Plus

La Journée Science et Musique où interviendra Laurent de Wilde jsm.irisa.fr

“Les fous du son” aux éditions Grasset www.grasset.fr/les-fous-du-son