Technologies numériques pour une (r)évolution industrielle ?

Publié le 19/10/2016

croissance locale ou mondiale

Le paradigme en vigueur un peu partout dans le monde est que l’innovation entraîne les gains de productivité qui à leur tour entraînent la croissance. Cas particulier de ce paradigme : les technologies numériques. Autrement dit les technologies numériques entraînent des gains de productivité, qui se retrouvent dans la croissance.

Au nom de ce paradigme tous les pays et les organisations territoriales mettent l’accent sur la R&D et l’innovation dans les technologies numériques. Cerise sur le gâteau, l’Industrie du Futur, pilier de toute politique d’aménagement est une traduction directe des technologies numériques qui lorsqu’elles ne sont pas impliquées directement dans les processus de fabrication, le sont indirectement dans leur contrôle et leur optimisation, dans leur bilan énergétique, dans les relations avec la clientèle, dans la distribution, dans l’assistance, la maintenance, l’utilisation. En d’autres termes il suffirait de promouvoir la recherche (sous toutes ses formes, fondamentale, collaborative, développement, usage, …) dans les technologies numériques (et de s’en donner les moyens) pour maîtriser et les gains de productivité et leur traduction en croissance. Un cran plus loin, cette croissance est la clé de voûte de notre modèle social, créant des richesses, de l’emploi, permettant de la redistribution, … etc. Les initiatives européennes, nationales, régionales, locales se multiplient, … et pourtant on attend toujours la croissance. Que se passent-il donc pour que la baguette magique de la fée numérique se fasse attendre ?

L’objectif de ce numéro spécial est de donner les clés de compréhension des ratés de la croissance. Peut-être trouvera-t-on alors les clés de compréhension pour la retrouver. Mais attention, plus on monte dans les causalités, plus les phénomènes sont complexes, longs à mettre en place et longs à donner des résultats. La chance est d’avoir – sans peut-être le savoir – démarrer il y a longtemps. Si l’échelle de temps est de l’ordre de 10-20 ans voire une génération, alors ne nous arrêtons pas à mi-chemin. Que veut dire cette affirmation ? Les pôles de compétitivité ont démarré en 2004-2005. Nous venons de dépasser la décennie, à peine la moitié de notre échelle de temps industriel (il s’est passé une génération – environ 30 ans – entre l’arrivée de l’électricité et son adoption dans la plupart des processus industriels, c’est-à- dire le temps pour une nouvelle génération née avec l’électricité au pouvoir, à la direction dans les industries). Ne nous arrêtons pas à mi-chemin, ni de la vie industrielle, ni de la phase en cours..

Analyse proposée par Jean Claude Fraval dans le cadre de ses travaux de prospective pour Images & Réseaux.

Un ralentissement constant de la croissance sur les 40 dernières années : le paradoxe du siècle

La croissance ralentit partout mais de manière différenciée. Pourquoi ?

La croissance ralentit partout mais de manière différenciée. Pourquoi ?

Depuis quelques mois les études se multiplient pour démontrer le cercle vertueux engendré par les technologies numériques – la productivité – la croissance. D’autres études, tout au contraire, démontrent que le cercle n’est pas si vertueux et que les technologies numériques n’apportent pas leur lot de productivité et donc n’engendrent pas suffisamment de croissance. Le premier des paradoxes est celui énoncé par Solow, où les technologies numériques sont présentes sans que les statistiques de productivité le démontrent. Le second paradoxe est celui d’Erik Brynjolfsson qui constate que les technologies numériques génèrent des gains de productivité, de la croissance à condition toutefois d’être combinées avec des processus industriels complémentaires et le capital humain. Or depuis les années 2000 force est de constater que productivité et emploi ne sont plus en corrélation étroite. De là à dire que les technologies numériques détruisent des emplois il n’y avait qu’un pas que certains n’ont pas hésité à franchir, selon la doctrine « shumpeterienne » de destruction créatrice alliant innovation et transformation des activités économiques (notamment des emplois).

“Intégrant certes les emplois perdus du fait de l’automatisation mais également les emplois créés du fait de l’ouverture sur le monde des entreprises locales, du fait des gains de productivité, notamment dans les services permettant ainsi l’embauche de nouveaux collaborateurs plus « aidés » et à moindre compétence. Certes ce n’était pas les mêmes emplois, les mêmes métiers, dans les mêmes entreprises, ni dans les mêmes pays, mais au final le compte y était.” 2011 McKinsey

Les technologies numériques sont-elles une révolution ?

Tout le monde reconnait trois révolutions industrielles (la machine à vapeur, l’électricité, le moteur à combustion interne) qui se traduisent toutes les trois par un changement complet de paradigme quant à l’énergie dépensée pour produire un bien (passage de l’humain – aidé parfois par des animaux -, à la machine à vapeur, puis à la force électrique, puis aux véhicules autonomes). Autre caractéristique de ces révolutions, le temps de transition d’un statut à un autre, relevant plus d’une génération (le temps pour une génération d’arriver en capacité de faire, d’investir, de diriger) ainsi que le temps de diffusion qui permet alors à toute une population d’en tirer parti. Les temps d’adoption se raccourcissent, mais on peut se dire qu’Internet par exemple n’apporte qu’un outil quand l’électricité a modifié profondément la consommation énergétique. Le web et les technologies numériques sont-elles une révolution ?

indice-de-volume

Il y a surtout révolution dans la décorrélation entre la consommation (les dépenses en général) – indice 143 en 2013 – et les produits de l’économie numérique – indice 546 en 2013 -, montrant ainsi une croissance 3,8 fois plus rapide pour ces derniers.

Il faut tout d’abord faire la différence entre ce qui est un outil, de ce qui est une ressource (l’énergie par exemple), même si cet outil permet, entre autres, de faire des économies (d’énergie pour reprendre l’exemple précédent). Dans le premier cas il y a un impact direct sur l’économie, dans le second il n’y a qu’un effet indirect. Ne pas s’étonner si l’effet indirect est moindre que l’effet direct. S’agissant des technologies numériques une très grande partie des effets est indirecte (gain de productivité, économie de ressources, …). Toujours dans le domaine des technologies numériques, une très grande partie des effets sont des effets de masse (électronique grand public, médias de masse, …). Or ces effets, même basés sur un très grand nombre, sont limités pour chaque individu et ne donnent absolument pas les mêmes « dividendes » en termes de croissance. Par ailleurs et ce n’est pas le moindre des paradoxes, tout ce qui ressort des technologies numériques n’est pas dans le secteur marchand. Il n’apparaît donc pas dans la croissance.

Il y a bien révolution (au sens où tout change) mais elle n’est peut-être pas industrielle. Pourtant il y a fort à parier que l’impact sur l’industrie sera important (Industrie 4.0) tout en intégrant le fait que cette industrie du futur sera en forte liaison pour ne pas dire corrélation ou dépendance avec le commerce, la distribution, la logistique, les services, ….

Les technologies numériques contribuent à la mondialisation et à la localisation

croissance locale ou mondialeL’une des questions qui se pose est la cause des différences de croissance dans le monde, alors que les technologies numériques et l’innovation qui peut en découler sont mondiales. Il est évident que l’une des réponses possibles est bien que la « perméabilité » des pays aux technologies numériques est elle-même différente. C’est en effet ce qui apparaît dans les études Dawn Nafus (Technology Metabolism Index) où ce qui apparaît pour une technologie, c’est la vitesse relative de diffusion de cette technologie (ici les PC) dans un pays en comparaison avec le niveau de vie de ce pays. Il y aura alors accélération (coloration jaune, orange, rouge) ou au contraire ralentissement (coloration grise). Il en résulte que certains pays sont plus perméables aux technologies et que ceci résulte notamment du capital humain et des conditions géopolitiques régnant dans ces pays. D’autres causes peuvent apparaître, notamment liées au contexte international. Les flux « numériques » deviennent prépondérants, comparés aux flux physiques.  Individualisation, personnalisation, raccourcissement de la chaîne logistique pour livrer « instantanément », … entraînent un bouleversement de l’industrie du futur (4.0). Les technologies de l’information contribuent ainsi à la mondialisation en même temps qu’elles contribuent à la localisation en amont et en aval de la production.

Quand le numérique fait le yoyo entre marché pro, marché de masse et marché de niche

Autre phénomène à prendre en compte, le yoyo entre marché professionnel, marché de masse et marché de niche. Il y a quelques années (à peine 20 ans) les technologies numériques étaient du ressort des marchés professionnels. Seules les entreprises pouvaient se permettre d’investir dans des technologies numériques, chères et surtout impactant profondément celles et ceux qui les utilisaient. Les conséquences en ont été une décroissance extrêmement lente des prix, des coûts et un accompagnement (formation, assistance, …) relativement onéreux. Puis grâce aux PC (et surtout aux smartphones), les technologies numériques sont devenues des marchés de masse. « L’unité de compte est le milliard » disait Zoom il n’y a pas si longtemps. Les performances des GAFA se mesurent en milliards d’abonnés, d’utilisateurs. Mieux encore le phénomène BYOD (« Bring Your Own Device ») se multiplie, les gens voulant avoir au travail les mêmes facilités qu’à domicile, les outils largement utilisés dans la vie personnelle devenant alors tout aussi indispensable dans la vie professionnelle.  Puis, nouvelle inflexion. La capacité de recueillir des informations sur les intervenants, les utilisateurs, lors des échanges, la capacité pour les utilisateurs de devenir contributeurs, … bref tout ce qui caractérise l’économie collaborative, l’économie contributive, permet une individualisation des échanges futurs. Les technologies numériques (Big Data, Analytics, …) permettent de recueillir des données, qui exploitées fourniront de précieux renseignements sur celui (ou ceux) qui interrogent, contribuent, échangent. On passe alors du « marché de masse à une masse de marchés de niche ». La personnalisation est à portée, entraînant à son tour la réduction des séries, l’agilité des commandes, la réactivité de la production, la proximité de la distribution, de la livraison, de l’assistance.  Tous ces changements profonds ne laissent pas la possibilité de comparer, donc de voir l’évolution, donc l’impact sur la productivité et sur la croissance.

Le numérique : un processus de destruction créatrice en marche

Sur la croissance de l’économie numérique la preuve se fait attendre parce dans beaucoup de cas il s’agit d’un processus de destruction créatrice, les produits de l’économie numérique remplaçant bien souvent les produits de l’économie « physique » (par exemple le streaming remplaçant les CD et les DVD), si bien que la croissance 8 des nouveaux produits est « estompée » par la baisse des produits « historiques ». Quant à la croissance de la société numérique, qui regroupe tous les produits et services, des technologies numériques aux activités quotidiennes de tout le monde qui sont impactées par la numérisation, là encore il s’agit de secteurs non marchands (administration, éducation, …) ou de secteurs où le processus de destruction créatrice est en marche. L’absence de croissance, constatée, n’est pas synonyme d’anomalie voire d’erreur d’orientation ou de stratégie, elle est la traduction d’une dé-corrélation, d’une rupture de causalité, d’une automaticité, tout simplement parce qu’il ne s’agit pas d’une ressource naturelle, d’une énergie, directement impliquée dans le produit mais dans la chaîne de la valeur, en amont, en aval.

Conclusion ?

La corrélation innovation-gain de productivité-croissance n’est plus évidente, sauf à y adjoindre l’impact d’un capital humain et d’un contexte sociopolitique favorable. La corrélation entre écosystème producteur et écosystèmes utilisateurs est toujours vraie, autrement dit l’aval tire l’amont (et réciproquement). Les technologies numériques ne constituent pas la nième révolution industrielle, l’impact (pour l’instant) sur les ressources premières et notamment sur l’énergie ne permettant pas cette qualification. Il s’agit par contre d’une révolution sur le savoir, la connaissance et sur leur transmission. Il convient néanmoins de se rappeler que disponibilité et accès ne veulent pas dire transmission, encore moins acquisition.  Le basculement vers les services (où les gains de productivité sont moindres, notamment du fait de l’absence de mesures fiables), la croissance des flux numériques vont transformer le commerce mondial (les flux physiques), accentuant ainsi les bouleversements sociaux (classe moyenne, bipolarisation du travail, …), accentuant aussi les bouleversements sociologiques (urbanisation, …). Ces phénomènes simultanés, entrant en résonance, peuvent générer des « révolutions » (rarement) mais surtout provoquer fréquemment des accélérations dans les échelles de temps. Les technologies numériques sont porteuses d’individualisation, de personnalisation qui vont privilégier les séries plus petites et la proximité des lieux de production, de livraison. L’usage peut également faire place à la propriété, le service à la possession. L’économie collaborative est une possibilité pas une généralité. Le cercle vertueux « innovation » – « productivité » – « croissance » – « emploi » est devenu beaucoup plus complexe. L’ère numérique, si elle est porteuse d’innovation, n’est pas directement porteuse de productivité, qui elle-même n’est pas directement porteuse de croissance, …. Si les corrélations existent bien, il ne s’agit pas de causalités. A chaque fois il faut y adjoindre un facteur supplémentaire, qui pour l’essentiel, relève du capital humain, qu’il soit en construction (éducation, formation), qu’il soit disponible (compétences). Rappelons-nous ce qu’a démontré un rapport du Conseil d’Analyse Economique (2008) : « la géographie de l’innovation a une composante culturelle forte » montrant, démontrant cette dualité entre capital humain et capacités d’innovation. A chaque étape du cercle vertueux il convient, il conviendra d’y associer le capital humain. C’est lui qui, tel un catalyseur, transformera le potentiel en réalité.

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